par Steve Holland

WASHINGTON, 9 mai (Reuters) - Si Joe Biden a exhorté pendant des mois le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à protéger les civils de la bande de Gaza, a déclaré un représentant américain, la décision du président américain de suspendre certaines aides militaires à Israël découle d'un échange téléphonique que les deux dirigeants ont eu début avril.

Quand il s'est entretenu avec Benjamin Netanyahu le 4 avril, dans la foulée du décès d'employés de l'ONG World Central Kitchen (WCK) dans la bande de Gaza, Joe Biden a fixé au dirigeant israélien un ultimatum: protéger les civils et les travailleurs humanitaires dans l'enclave palestinienne, ou risquer un changement de politique de la part de Washington.

Le président américain faisait alors déjà face à une pression accrue émanant d'alliés internationaux et d'élus de son Parti démocrate pour qu'il appose des conditions aux milliards de dollars d'aides apportés par les Etats-Unis à Israël, étant donné le lourd bilan humain de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza.

Alors que Joe Biden et Benjamin Netanyahu ont eu de nombreux entretiens téléphoniques "délicats", la conversation du 4 avril a été un tournant, a noté le représentant américain. Jusqu'alors, en effet le locataire de la Maison blanche n'avait jamais menacé de limiter les aides sécuritaires, en dépit de discussions de plus en plus tendues avec le dirigeant israélien.

Washington a donné corps à cet ultimatum la semaine dernière, en suspendant une livraison de milliers de bombes lourdes du fait de craintes liées à la mise en place progressive par Israël d'une opération militaire dans la ville de Rafah, à la pointe sud de la bande de Gaza.

Les Etats-Unis ont exprimé leurs craintes à l'égard d'une opération militaire de grande ampleur à Rafah, considérée comme le dernier refuge relatif dans la bande de Gaza, sans la mise en place de mesures pour protéger les civils.

"PRESSION"

"Des civils ont été tués à Gaza à cause de ces bombes et d'autres moyens utilisés contre des agglomérations", a déclaré mercredi soir Joe Biden à la chaîne de télévision CNN, dans ce qui constituait ses premiers commentaires publics sur la suspension de livraisons d'armes à Israël.

Un peu plus tôt mercredi, au cours d'une audition au Sénat, le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, a confirmé qu'une livraison d'armes était "en pause", sans qu'une décision définitive n'ait été prise, et que d'autres livraisons pourraient être suspendues.

La décision de Joe Biden n'est pas aussi stricte que celle de l'ancien président américain Ronald Reagan, qui avait interdit en 1982 les ventes à Israël de bombes à fragmentation.

Mais il s'agit toutefois d'un virage dans les relations avec Israël, dont les Etats-Unis sont de longue date le principal allié.

Washington est le principal fournisseur d'armes - dont des avions de chasse - de l'Etat hébreu et a pour tradition de le protéger aux Nations unies. Des milliards de dollars d'aides sécuritaires ont été fournis par les Etats-Unis à Israël à la suite de l'attaque du Hamas le 7 octobre dernier.

"Ce n'est pas un arrêt de toutes les ventes d'armes offensives à Israël, mais cela accentue la pression pour montrer que les Etats-Unis ne veulent vraiment pas d'une opération à Rafah", a commenté Bruce Riedel, membre de la CIA pendant trois décennies et désormais expert du Moyen-Orient au centre de réflexion Brookings Institution, basé à Washington.

"MESSAGE"

Israël a pris cette semaine le contrôle de la partie gazaouie du point de passage de Rafah, qui relie l'enclave palestinienne à l'Egypte et par laquelle transitait une grande partie de l'aide humanitaire depuis le début de la guerre.

L'armée israélienne a procédé jeudi à des frappes contre des zones situées en périphérie est de Rafah, où elle a aussi massé des chars d'assaut, tandis qu'en parallèle les négociations organisées au Caire sur un cessez-le-feu ont pris fin sans accord.

La Maison blanche a répété jeudi que mener un assaut à Rafah serait une erreur.

Un second représentant américain a indiqué que Washington voulait initialement s'abstenir de communiquer sur la pause de livraisons d'armes, mais a changé d'avis après des "fuites" du côté israélien.

Certains partisans de Joe Biden voient dans cette décision de possibles bénéfices pour le président démocrate, candidat à une réélection à la Maison blanche en novembre prochain.

Il y a eu "des mois et des mois de discussions" sur le message à faire passer par l'administration Biden au gouvernement israélien et sur le sérieux avec lequel ce message serait entendu, a déclaré Jeremy Ben-Ami, président de J-Street, groupe libéral juif pro-paix.

"Que ce message soit devenu public fait partie du message, du message adressé au monde, (...) selon lequel vous n'avez pas carte blanche avec l'aide américaine", a-t-il ajouté.

SOURDE OREILLE

Le Parti républicain, dont la quasi-totalité des élus soutiennent Benjamin Netanyahu, a intensifié ses critiques à l'encontre de Joe Biden, accusant le président démocrate de nuire à la sécurité d'Israël. L'ex-président Donald Trump, qui affrontera Joe Biden lors du scrutin de novembre, a déclaré que toute personne juive votant pour Biden "devrait avoir honte".

Joe Biden considère sa propre capacité à négocier avec des dirigeants étrangers, dont ceux - comme Benjamin Netanyahu - avec lesquels il est en fréquent désaccord, comme une marque de fabrique de son mandat présidentiel. Son administration met en avant la volonté de Biden de rester proche de Netanyahu pour disposer d'une plus grande influence sur le dirigeant israélien, issu de la droite nationaliste.

Toutefois, l'image d'expert en politique étrangère affichée par Joe Biden a été ternie par l'attitude de Benjamin Netanyahu, qui fait la sourde oreille face aux avertissements du président américain à propos de Rafah.

Après que Joe Biden a exhorté lundi Benjamin Netanyahu à ne pas attaquer la ville du sud de la bande de Gaza, le Premier ministre israélien a rejeté un accord de cessez-le-feu accepté par le Hamas et a ordonné des frappes aériennes à Rafah. Un représentant américain a alors déclaré à Reuters que les Israéliens semblaient ne pas négocier de bonne foi.

Après les commentaires effectués mercredi soir par Joe Biden sur CNN, Benjamin Netanyahu a déclaré jeudi qu'Israël combattrait seul, avec ses "ongles", s'il le fallait.

INTERROGATIONS SUR L'UTILISATION DES ARMES AMÉRICAINES

Depuis des semaines, en privé et en public, les plus hauts représentants de l'administration Biden, dont le président lui-même, réclament d'Israël qu'il établisse un plan pour protéger les civils en cas d'assaut à Rafah, où sont réfugiés près de la moitié des 2,3 millions d'habitants de la bande de Gaza.

Une demande en ce sens avait été effectuée dès le 11 février lors d'un entretien téléphonique entre Joe Biden et Benjamin Netanyahu, rappelle-t-on à la Maison blanche.

En parallèle, des représentants de l'administration américaine ont commencé à s'interroger sur la légalité de précédentes phases de l'offensive militaire menée par Israël dans la bande de Gaza depuis octobre dernier. Plusieurs conseillers ont dit ne pas disposer de garanties "crédibles ou fiables" qu'Israël utilise les armes fournies par les Etats-Unis dans le respect du droit humanitaire international.

Des représentants américains ont indiqué la semaine dernière que leurs homologues israéliens leur avaient donné un aperçu de leurs plans pour Rafah, mais sans présenter de mesures pour protéger les civils palestiniens, comme réclamé par Washington.

"Pour l'heure, les conditions ne sont pas favorables à la tenue d'une quelconque opération", déclarait la semaine dernière Lloyd Austin devant des journalistes. "Il est nécessaire avant toute chose de prendre soin de la population civile présente dans la zone".

Le chef du Pentagone fait régulièrement passer des messages à propos de l'aide humanitaire lors des entretiens téléphoniques hebdomadaires qu'il tient, en privé, avec son homologue israélien Yoav Gallant.

Au lendemain d'un de leurs échanges téléphoniques, le ministère israélien de la Défense a publié lundi un communiqué soulignant qu'une action militaire était requise "y compris dans la zone de Rafah". (Steve Holland, Phil Stewart, Nandita Bose, Jeff Mason et Humeyra Pamuk; version française Jean Terzian)