(Actualisé avec déclarations de l'Onu et des Etats-Unis sur Al Djazira §§8-9)

par Saif Hameed

BAGDAD, 15 mai (Reuters) - Le gouvernement irakien renforce son contrôle des médias dans un contexte de tensions politiques croissantes entre chiites et sunnites à Bagdad.

Les autorités, dirigées par la majorité chiite, ont fermé ces dernières semaines les bureaux de deux chaînes de télévision populaires auprès de la minorité sunnite et ordonné l'interruption d'une émission satirique.

C'est d'abord la chaîne locale Al Baghdadia, fondée par l'homme d'affaires Aoun al Khachlok, qui a fermé en mars. L'autorité irakienne des médias, la Commission des médias et de la communication (CMC), a déclaré qu'elle n'avait pas la licence requise.

Par la suite, fin avril, la CMC a ordonné la fermeture du bureau d'Al Djazira en Irak et l'arrêt de la diffusion de l'Albasheer Show, une émission satirique qui se moque des hommes de pouvoir en Irak dans l'esprit du Daily Show américain ou du Petit Journal en France.

La CMC a accusé la chaîne qatarie et l'émission satirique de violation du code déontologique.

"Ils avaient des réserves sur l'utilisation du mot 'milices' quand on parlait des comités Hachid Chaabi", a expliqué Walid Ibrahim, le chef du bureau d'Al Djazira en Irak, par allusion à la coalition de groupes paramilitaires chiites formés pour combattre les djihadistes sunnites de l'Etat islamique.

La CMC, a-t-il ajouté, était également en désaccord avec les opinions exprimées par certains invités des talk-shows de la chaîne diffusés de Doha, au Qatar. "Nous avons essayé d'expliquer que le point de vue des invités n'était pas nécessairement le nôtre", a dit Walid Ibrahim.

Les Nations unies et les Etats-Unis ont exprimé leur inquiétude sur la fermeture d'Al Djazira.

"Ce genre de décisions ne servira pas la lutte contre Daech (l'organisation Etat islamique-ndlr) au moment où l'Irak va de l'avant et commence à tenter de réconcilier ses différentes communautés", a déclaré un porte-parole du département d'Etat à Washington.

CRITIQUER LES CORROMPUS

Une autre cible de la CMC est le groupe de jeunes Irakiens à l'origine de l'Albasheer Show, produit en Jordanie voisine.

Sumaria, une chaîne indépendante, a été contrainte de retirer l'émission de sa grille de programmes même si celle-ci prend souvent pour cible l'Etat islamique, moquant sa cruauté et sa violence.

L'interdiction a été motivée par un épisode tournant en ridicule un clerc chiite qui s'était demandé si la religion sanctionnait le fait de boire le lait d'une vache morte.

Le présentateur, Ahmed al Bachir, a refusé de céder aux demandes des autorités irakiennes qui réclamaient de modifier le contenu de l'émission.

"C'est la formule de l'émission. C'est comme ça qu'elle est écrite. Nous continuerons à critiquer et ridiculiser les corrompus", assure-t-il.

L'Albasheer Show est toujours diffusé sur YouTube et le programme en arabe de la Deutsche Welle.

La CMC a également adressé un avertissement à une émission diffusée sur Al Ahad, une chaîne contrôlée par la milice chiite Assaïb Ahl al Hak, soutenue par l'Iran. Le présentateur avait comparé le calife du VIIe siècle Othmân à Saddam Hussein, de quoi heurter les sentiments sunnites.

Ces restrictions sur les médias sont sans doute les plus fortes depuis l'arrivée de Haïdar al Abadi, un chiite modéré, à la tête du gouvernement. Ses services n'ont pas répondu aux questions de Reuters.

153EME SUR 180

En 2014, après la conquête par l'Etat islamique d'un tiers du territoire national, le prédécesseur d'Abadi, Nouri al Maliki, avait décrété un état d'urgence qui avait fortement limité la liberté de la presse. Mais ces restrictions ont été levées par Abadi.

Un an plus tôt, en 2013, Nouri al Maliki avait également révoqué la licence d'Al Djazira, accusant la chaîne de partialité dans sa couverture des manifestations sunnites contre son gouvernement.

Aujourd'hui, Bagdad, où les attentats sont toujours très fréquents, est plongé à nouveau dans la crise politique: Haïdar al Abadi cherche à remplacer par des technocrates ses ministres, désignés en fonction de leurs affinités partisanes, mais le Parlement bloque tout remaniement depuis des semaines.

"A chaque crise politique, ils cherchent les domaines qui attirent l'attention du public. Dès qu'un média met le doigt sur un problème, ils ordonnent sa fermeture", estime Ziyad al Adjili, directeur de l'Observatoire des libertés journalistiques en Irak.

"Ils appliquent actuellement les mêmes décisions que par le passé, quand la liberté de la presse était quasiment inexistante", ajoute-t-il, par allusion aux huit années de pouvoir de Maliki.

Les journalistes risquent plus que la censure en Irak.

Selon le Comité pour la protection des journalistes, basé à New York, au moins six journalistes ont été tués l'an dernier à Mossoul, ville contrôlée par l'Etat islamique. Deux autres ont été abattus en janvier à Diyala, ville de l'Est sous contrôle gouvernemental.

Dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, l'Irak figure au 153e rang, sur 180 pays. (Jean-Stéphane Brosse pour le service français, édité par Marc Angrand)