(Actualisé avec Sarkozy, § 5-6-7)

ANKARA/PARIS, 24 janvier (Reuters) - Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a dénoncé mardi le vote par le Parlement français d'une loi "raciste et discriminatoire" motivée par des arrière-pensées électoralistes, après l'adoption d'un texte qui pénalise la négation des génocides, notamment celui des Arméniens par les Turcs en 1915.

Le chef du gouvernement turc a dit espérer que la France, alliée d'Ankara au sein de l'Otan, saurait "corriger cette erreur". Dans l'attente, il a promis de différer toute mesure de représailles.

Le Sénat français, où la gauche est majoritaire, a adopté lundi soir le projet de loi sur les génocides, déjà voté en décembre par l'Assemblée nationale à majorité de droite.

A l'origine de ce projet de loi déposé à quelques mois de l'élection présidentielle et des législatives en France, la députée UMP Valérie Boyer est élue de la 8e circonscription des Bouches-du-Rhône et maire adjointe de Marseille, ville où vit une importante communauté d'origine arménienne.

Nicolas Sarkozy promulguera la loi sous une quinzaine de jours, a-t-on appris auprès de la présidence française.

Dans une lettre adressée le 18 janvier à Recep Tayyip Erdogan et rendue publique mardi par l'Elysée, le président français assure que ce texte "ne vise nullement un peuple ou un Etat particulier".

Il "forme le voeu que la Turquie voudra bien prendre la mesure des intérêts communs qui unissent nos deux pays et nos deux peuples".

"Nous ne tolérerons pas que quiconque cherche à marquer des points sur l'échiquier politique aux dépens de la Turquie. La loi adoptée en France est clairement discriminatoire et raciste", a déclaré Recep Tayyip Erdogan aux députés de son parti, l'AKP, réunis au Parlement d'Ankara.

Le Premier ministre turc a ajouté que son pays adopterait une attitude "digne et raisonnable". "Nous appliquerons nos mesures étape par étape. Pour l'instant, nous faisons montre de patience", a-t-il dit.

Tandis qu'il parlait, quelques centaines de personnes manifestaient devant l'ambassade de France à Ankara et devant le consulat de France à Istanbul.

"ACTE IRRESPONSABLE ET INJUSTE"

De nombreux Turcs considèrent la nouvelle loi française comme une insulte à leur pays, un travestissement de l'Histoire et une atteinte à la libre expression.

En France même, des historiens s'inquiètent de ces lois dites "mémorielles" et soulignent qu'il n'appartient ni aux parlementaires ni aux juges d'écrire l'Histoire, mais bien aux chercheurs de tenter d'approcher le plus possible la complexe réalité des faits.

Le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, a plaidé pour l'apaisement avec la Turquie. Il a répété qu'il jugeait la nouvelle loi inopportune mais a pris acte du vote du Sénat et a appelé Ankara à la raison.

"Ce que je voudrais faire aujourd'hui, c'est appeler nos amis turcs au sang-froid", a dit le chef de la diplomatie française mardi matin sur Canal+. "La Turquie est un grand pays, une grande puissance économique, une grande puissance politique, nous avons besoin d'avoir de bonnes relations avec elle", a-t-il ajouté.

"Passée cette vague, un peu excessive il faut bien le dire, je suis persuadé que nous retrouverons des relations constructives. Moi, je tends la main. J'espère qu'elle sera saisie un jour."

Dès lundi soir, le ministère turc des Affaires étrangères avait dénoncé un acte "irresponsable" et "injuste" de la France, et menacé de réduire sa présence diplomatique en France.

Des journaux turcs évoquent mardi le possible rappel de l'ambassadeur de Turquie à Paris et le renvoi de l'ambassadeur de France en poste à Ankara, la réduction des relations diplomatiques au niveau des chargés d'affaires et l'interdiction de l'espace aérien et des eaux territoriales turques aux avions et navires militaires français.

Erdogan, avant le vote du Sénat français, avait évoqué la possible annulation des visites officielles de personnalités turques en France.

"C'EST LA LIBERTÉ DE PENSÉE QU'ON GUILLOTINE"

La presse turque mardi n'est pas tendre envers la France.

"C'est la liberté de pensée qu'on guillotine", estime le Star, tandis que le quotidien Aksam parle de "l'Histoire guillotinée", allusion à la Révolution française et possible renvoi à la Terreur et au sort alors réservé par les "colonnes infernales" républicaines aux populations vendéennes insurgées.

"Honte à la France", s'indigne le quotidien Vatan, et Sozcu, un journal souvent très critique envers Erdogan, cloue au pilori "le Satan Sarkozy".

Le maire d'Ankara propose de rebaptiser la rue où se trouve l'ambassade de France en "rue de l'Algérie" et d'ériger juste devant le bâtiment un monument en mémoire des victimes algériennes de la guerre d'indépendance qui a ensanglanté l'ancienne possession française entre 1954 et 1962.

Lorsque l'Assemblée nationale française avait voté en décembre le texte controversé, Ankara avait annulé tous ses rendez-vous économiques, politiques et militaires avec Paris et brièvement rappelé son ambassadeur.

La nouvelle loi pourrait être rejetée si une soixantaine de parlementaires décidaient de se tourner vers le Conseil constitutionnel et si la juridiction suprême, qui aurait un mois pour se prononcer, déclarait le texte contraire à la Constitution.

Le président turc Abdullah Gül a d'ailleurs invité les élus français à agir dans ce sens. "Il faut savoir que tout cela risque de marquer profondément le peuple turc. Si ce texte entre en vigueur, les relations (entre la France et la Turquie) prendront certainement un tout autre tour", a-t-il dit.

Pour le président de l'Arménie, Serge Sarkissan, la décision française marque "un jour historique pour les Arméniens du monde entier". "C'est un jour inoubliable, qui restera inscrit en lettres d'or dans les relations séculaires entre les peuples français et arménien", a-t-il dit.

L'Arménie évalue à un million et demi le nombre de chrétiens arméniens massacrés par les Turcs pendant la Première Guerre mondiale et affirme qu'il s'agissait là d'une politique délibérée de génocide ordonnée par l'Empire ottoman. Ankara reconnaît de nombreuses victimes dans des combats entre les deux camps mais dément toute volonté génocidaire.

Pour certains Arméniens de Turquie, il vaudrait mieux ne pas rouvrir les plaies. "Tout cela ne sert qu'à exacerber le nationalisme turc", déclare ainsi Robert Koptas, rédacteur en chef du journal arméno-turc Agos et beau-fils de Hrant Dink, journaliste arménien assassiné en 2007 par des extrémistes à Istanbul.

La France est le cinquième marché à l'exportation pour la Turquie et son sixième principal fournisseur en biens et services. Le commerce bilatéral s'est élevé à 13,5 milliards de dollars pour les dix premiers mois de 2011. (Tulay Karadeniz et Jonathon Burch à Ankara, John Irish, Emmanuel Jarry et Patrick Vignal à Paris, Guy Kerivel pour le service français)